CHAPITRE VIII

ERN MONCHELL

Que vois-tu, ma fille ?
Des hommes nus et fiers chevauchent les murcies géantes
Et les autres créatures du Fraternel.
Ils viennent nous délivrer, mère.

Comment cela se pourrait-il ? Ils n’ont ni armes ni navire,
 Et les dragons sont plus nombreux qu’une nuée de mirmones.
Ô mère, ne sais-tu pas que la volonté est la plus tranchante des
armes ?
Ne sais-tu pas qu’ils domptent la toute-puissance des océans ?
Comment le saurais-je ?

La malédiction s’est abattue sur moi et m’a privée de la vue.
O mère, la faute de mon père et de ma sœur
Ne t’a pas condamnée à la cécité éternelle.
Elle a tué toute joie, tout sentiment en moi,
On parlera de moi comme d’une reine déchue,
Comme la fille parjure de la souveraine de l’arche.
O mère, notre peuple est-il condamné à porter les fautes de notre
famille ?
Ma fille, c’est toi désormais, toi qui contemples l’horizon,
Toi dont le regard voit au-delà du ciel,
Qui prendras en main les destinées de notre monde.

Mort et deuxième vie de la reine Osfoët,

théâtre cathartique de Grande-Isle des Fresles,

Frater 2, ou Petit Frère.

OSFOËT avait cru que la clameur annonçait le retour de ses partisans, puis elle avait dû se rendre à l’évidence : le peuple grandislien, son peuple, n’était pas revenu pour chasser les envahisseurs et réinstaller les Fresles sur le trône. Les dragons de l’Ankl l’avaient rassemblé sur les plaines du Centre et ramené à Ansbel comme un troupeau d’omielles.

Osfoët n’était plus qu’un puits de douleur et de dégoût. Elle ne prêtait plus attention aux hommes contraints par les prêcheurs aux robes rouges d’humilier leur souveraine. Trop lâches pour se révolter ou trop heureux de prendre une revanche sur cette femme autrefois inaccessible, ce symbole souvent honni, ils s’acquittaient de leur tâche avec plus ou moins de vigueur selon leur âge ou leur conviction. Beaucoup marmonnaient des excuses, d’une voix presque inaudible pour ne pas être entendus par les soldats qui les observaient de l’autre côté de la grille. Ils n’avaient pas d’autre moyen de montrer leur désaccord. Les Grandisliens qui avaient refusé de souiller la « putain réginale », selon l’expression des prêtres, avaient été passés par les armes dans la cour Jalaët. On avait ensuite décapité leurs cadavres et cloué leurs têtes sur les murs de bois du pavillon des amants.

Le cachot d’Osfoët ne disposait d’aucune fenêtre, mais un jeune homme lui avait parlé de ces scènes de cauchemar pour justifier ses actes. Certains de ses anciens sujets tentaient de dissiper leur gêne en l’abreuvant de confidences intimes. Au cours de ces quelques jours de captivité, elle en avait appris davantage sur eux qu’en vingt ans de règne. Elle ne savait pratiquement rien des difficultés et des espoirs de son peuple. Les conseillers qui s’arrogeaient le droit de parler au nom de la population l’avaient coupée des réalités du royaume de Grande-Isle. Elle avait laissé le consort et les courtisans tisser autour d’elle une toile pétrifiante et préparer l’avènement du dragon. Les prêcheurs aux robes écarlates et leurs alliés, les portiers de la Congrégation, n’avaient eu qu’à se baisser pour ramasser un pouvoir vidé de sa substance, une coquille vide. La négligence et la faiblesse d’Osfoët lui valaient la plus terrible des humiliations, mais là n’était pas l’essentiel : elle n’avait pas su protéger ses sujets, elle les avait livrés pieds et poings liés aux conquérants de l’Anklizz, elle avait dilapidé l’héritage de Maeveth, la souveraine de l’arche.

Elle n’avait pas voulu non plus ouvrir les yeux sur la relation incestueuse entre Ynold et Belwe. Quand elle y repensait pourtant, les indices étaient aussi nombreux qu’évidents : leurs regards complices, leurs frôlements insistants, leurs absences fréquentes et simultanées, la négligence d’Ynold envers son épouse, l’arrogance de Belwe...

Un mouchard du palais avait même informé Osfoët, à mots couverts, d’une possible liaison entre le consort et sa fille cadette ; elle avait refusé de l’écouter, pensant qu’il s’agissait d’une nouvelle manœuvre courtisane – ou portière – pour jeter le discrédit sur la famille réginale. Cécité, voilà le mot qui définirait son règne si un jour des historiens s’intéressaient à la dynastie des Fresles. Elle resterait à jamais le maillon faible d’une chaîne de quinze siècles, la descendante maudite de la souveraine de l’arche, la putain de l’Ankl, la femme qui aurait brisé un rêve aussi ancien que son monde.

Quelques années plus tôt, elle avait consulté les archives réginales et pris connaissance de vieux documents évoquant la substance des origines, un vestige de l’arche, une preuve de l’origine spatiale des Fraternels. Convaincue que cette « matière des merveilles et merveille des matières » des textes anciens recelait le secret des miracles de Maeveth, elle n’avait jamais eu le courage d’ordonner des fouilles dans les sous-sols du palais. Par peur de la réaction du consort, des conseillers, des grands courtisans. Par peur du ridicule. Une crainte révélatrice de son manque d’envergure : les persiflages de son entourage n’affectaient pas une souveraine digne de ce nom.

La grille s’ouvrit dans une succession de grincements et livra passage à un homme grand et mince. Les deux soldats refermèrent et se tinrent comme d’habitude derrière les barreaux. Adeptes de l’Anklizz, ils avaient en principe renoncé à toute forme de sexualité. Les braises couvant entre leurs paupières mi-closes prouvaient que cette abstinence ne reflétait pas leur conviction intime.

Osfoët ne se souvenait pas avoir rencontré le nouvel arrivant, et pourtant ses traits lui rappelaient quelqu’un. Ses cheveux mi-longs, épais, encadraient un visage foncé de pêcheur ou d’homme ayant passé une grande partie de son existence sur le Fraternel. Difficile de lui donner un âge. Il portait une veste et un pantalon de laine d’omielle et des bottes en peau d’adapode. Comme elle était restée allongée sur sa couchette, il se pencha sur elle et l’observa. Les regards des visiteurs l’évaluaient habituellement comme un animal domestique, mais les yeux brillants de celui-là lui firent l’effet d’un baume.

« Je n’ai pas l’intention de vous violer, mais je vais m’allonger sur vous », murmura-t-il.

Il désigna les deux soldats d’un mouvement de tête.

« Je ferai semblant. Dans cette pénombre, ils n’y verront que du feu. »

Elle se redressa sur un coude.

« Qui... qui... »

Il lui posa l’index sur les lèvres, la contraignit à se rallonger d’une pression à la fois douce et ferme, se coucha sur elle, feignit de dégager son sexe de son pantalon et de la pénétrer. Le gloussement d’un soldat les informa que la simulation suffisait à donner le change.

L’homme rapprocha ses lèvres de l’oreille d’Osfoët.

« Je suis Ern Monchell, le fils de Juhok Monchell l’explorateur, chuchota-t-il. Je viens des isles du pôle pour vous délivrer. »

Osfoët examina le visiteur : lisse, dépourvue de rides, d’un gris sombre insolite, sa peau n’avait pas l’aspect tanné des navigateurs ou des pêcheurs. La rondeur de ses yeux, la texture de ses cheveux, son odeur, évoquant les grèves de sable noir découvertes par la marée descendante, n’étaient pas non plus communes sur Grande-Isle.

« Une trappe du pavillon donne sur les conduits souterrains, poursuivit-il. Une fois que nous en aurons terminé avec les... formalités, je demanderai à sortir et j’éliminerai les soldats. La trappe s’ouvre dans la première des pièces du couloir. Nous serons probablement pris en chasse et nous n’aurons que peu de temps pour l’atteindre. Vous sentez-vous assez forte pour courir ? »

Osfoët acquiesça d’un hochement de tête. La perspective même illusoire de mettre fin à son calvaire lui redonnait des forces, occultait sa souffrance, sa lassitude et son dégoût. Elle avait entrevu à plusieurs reprises le légendaire Juhok Monchell, elle plaçait d’emblée sa confiance dans celui qui se présentait comme son descendant. Que risquait-elle de toute façon ? Au pire il lui ouvrait une porte de sortie honorable.

Ern Monchell se releva avec douceur et remit de l’ordre dans ses vêtements avant de héler les soldats. La grille s’ouvrit dans un grincement d’agonie. Il inspecta brièvement du regard le couloir, pour l’instant désert, et se plaça entre les deux dragons.

« On dirait que la putain réginale prend de plus en plus de plaisir à recevoir l’hommage de ses sujets ! » ricana un soldat en refermant la grille.

Ern Monchell détendit le bras, lui abattit son poing entre les omoplates, lui brisa les vertèbres comme du bois mort. La tête du dragon heurta les barreaux dans une vibration métallique. Ern ne laissa pas le temps à l’autre soldat de réagir, il lui saisit la gorge entre le pouce et le majeur et lui broya les cartilages. A la vitesse, la puissance et la précision de ses gestes, ses adversaires n’opposèrent que des gesticulations désordonnées et incohérentes. Ils s’effondrèrent tous les deux sans un cri, comme passés dans la mort par effraction.

« Vite. »

Osfoët se leva et se dirigea d’un pas mal assuré vers la sortie du cachot. Elle prit conscience qu’elle était nue, se sentit vulnérable, marqua un temps d’hésitation avant de se lancer dans le couloir. Ern Monchell la saisit par la main et la tira hors de la pièce. Ils franchirent une bonne partie du passage sans encombre, puis, alors qu’ils passaient devant une porte entrouverte, des cris retentirent, suivis aussitôt de bruits de pas.

« La putain réginale ! Elle s’enfuit ! »

Ern serra la main d’Osfoët et accéléra l’allure. Affaiblie par les privations, elle crut que son cœur explosait. Ses veines charriaient un sang brûlant et visqueux. La lumière du jour qui se glissait sous les portes ne réussissait pas à déchiffrer le clair-obscur du couloir. Le brouhaha se propageait autour d’eux à la vitesse d’un feu de paille, hurlements, claquements, cliquetis.

« On est presque arrivés ! » souffla Ern.

Une porte s’ouvrit un peu plus loin. Un homme nu, glabre, surgit en brandissant une épée à double lame. Ern lâcha Osfoët, esquiva un coup d’estoc d’un retrait du torse, fondit sur le soldat avec la vivacité d’un lagre, le souleva du sol et le projeta de toutes ses forces sur la cloison. Les lattes de bois cédèrent comme une toile d’arachnide, un flot de lumière vive se rua par la brèche.

« Arrêtez-les ! »

Les dragons jaillirent des deux côtés du couloir. Le calme d’Ern enraya la réaction de panique d’Osfoët. Elle avait la certitude que rien de grave ne pouvait arriver en sa compagnie. Au bord de l’asphyxie, elle le suivit jusqu’à la dernière porte et s’engouffra sur ses talons dans une pièce où régnait une odeur tenace de transpiration et de renfermé. La flamme anémique d’une lampe traditionnelle grandislienne, une conque emplie d’huile de murcie, révélait une dizaine de couvertures étalées sur le parquet. Ernee se dirigea sans hésitation vers un coin de la pièce, repoussa du pied un banc, une table basse, divers objets amoncelés, dégagea un coin de sol où se devinaient les linéaments d’une ouverture. Il s’accroupit, tira un couteau de pierre noire d’une poche de sa veste, glissa la lame dans l’interstice et la fit pivoter pour soulever la trappe.

Avertie par un grincement, Osfoët se retourna et avisa un homme vêtu d’un pagne court dont la lumière de la lampe projetait l’ombre tentaculaire sur le plafond et les cloisons. Leur intrusion avait réveillé un soldat de l’Ankl qui se reposait dans cette pièce du pavillon des amants transformée en chambrée.

Le cri d’effroi d’Osfoët ne détourna pas Ern Monchell de sa tâche. Arc-bouté sur ses jambes, il continua de relever la lourde trappe tout en surveillant du coin de l’œil les déplacements du dragon. Mal réveillé, intrigué par le vacarme en provenance du couloir, ce dernier cherchait visiblement à comprendre ce que fichaient ce type bizarre et cette femme nue dans les parages. « C’est quoi, ce... »

Les premiers poursuivants se ruèrent à l’intérieur de la pièce. D’un signe de tête, Ern ordonna à Osfoët de se glisser par l’ouverture en partie dégagée. Aiguillonnée par l’irruption des soldats, elle obtempéra, introduisant d’abord les jambes, puis le bassin et le torse. Il attendit qu’elle eût entièrement disparu pour s’engouffrer à son tour dans le conduit. Sautant par-dessus les meubles renversés, les dragons de l’Ankl arrivèrent trop tard pour empêcher la lourde trappe de se rabattre.

Osfoët s’était attendue à toucher rapidement le sol, mais elle continuait de tomber dans le puits. De temps à autre, sa main, son coude, son épaule frôlaient la paroi cylindrique et relativement lisse. Elle n’éprouvait aucune frayeur cependant, détachée d’elle-même ; cette chute interminable dans les profondeurs du palais réginal ne la concernait pas.

« ... de l’eau plus bas... pas de respirer... » Elle n’était pas certaine d’avoir entendu la voix d’Ern Monchell. Elle fut enveloppée d’une humidité glaciale puis percuta l’eau avec une violence qui lui coupa le souffle. Elle crut qu’elle se désagrégeait sur une surface pierreuse. Elle s’enfonça dans l’élément ténébreux et froid. Un goût prononcé de sel lui envahit la gorge. Elle n’aurait pas la force de remonter si elle ne remuait pas rapidement les bras et les jambes ; elle demeura incapable d’esquisser un mouvement. Incapable d’accorder ses gestes à son instinct de survie. Elle se sentait bien dans le silence enchanteur. La porte de sortie ouverte par Ern Monchell n’était pas seule-la concentration insolite d’adapodes, tout indiquait que Grande-Isle vivait des heures importantes, mais la population restait incapable de déterminer si ces événements lui étaient favorables ou non, si elle devait s’en réjouir ou se lamenter.

Le vent se levait et dispersait l’étoupe de brume. Les rayons de Soror tombaient en oblique des nues déchirées et teintaient d’un bleu encore pâle l’écume soulevée par les nageoires des grands cétacés, les chemins de halage du chenal d’accès, les façades et les toits des constructions, les lames des dragons massés sur les quais. Il ne resta bientôt plus un seul bateau dans le port, seulement des planches, des mâts et des poutres dérivant sur les vagues. Les ululements du vent transpercèrent le silence retombé sur les lieux.

Les mammifères marins se rassemblèrent autour de la monture de Seke dans un concert de gémissements plaintifs et musicaux. À ce signal, les adapodes s’avancèrent vers les quais. Nerveux, plusieurs soldats de l’Ankl reculèrent, mais les coups de gueule de leurs officiers les contraignirent à reprendre leur place. Les chausse-pieds se répandirent comme une marée noire sur les quais et dans les rangs des dragons.

Alors la bataille commença.

Elle fut brève. Les épées à double lame n’avaient aucune efficacité contre des adversaires aux réactions imprévisibles, fulgurantes. Les adapodes se glissaient sous les pieds des soldats, les soulevaient, les renversaient, se plaquaient sur leurs gorges pour leur couper la respiration et leur trancher les jugulaires. Ils abandonnaient ensuite les cadavres exsangues et reprenaient leur marche en avant, rampant avec une incroyable vivacité entre les jambes des dragons empêtrés dans leurs vêtements et leurs mouvements.

La monture de Seke se rapprocha du quai et s’immobilisa contre le mur. Il n’eut, pour se hisser sur la chaussée, qu’à le gravir en se servant des nombreuses aspérités. Les dragons avaient cédé du terrain sous la pression des adapodes. La foule avait prudemment reflué vers la partie haute de la ville. Les Grandisliens comprenaient que les chausse-pieds et les murcies s’étaient associés pour chasser les envahisseurs et se demandaient si cette alliance insolite n’allait pas se retourner contre eux.

Tenaillé par l’inquiétude, Seke courut vers le mur d’enceinte, louvoyant entre les cadavres et les groupes épars de soldats. Il trouva l’entrée de l’escalier après avoir longé un premier mur du bassin et la moitié d’un deuxième. Il s’engouffra dans l’ouverture au cintre arrondi et s’élança sur les marches qui s’envolaient en spirale à l’intérieur de la large construction. La lumière de Soror s’infiltrait par des meurtrières et semait des flaques bleutées sur les pierres tellement foulées qu’elles s’incurvaient en leur milieu.

Deux dragons tentèrent de lui barrer le passage un peu plus haut. L’étroitesse de l’escalier leur interdit d’attaquer de front. Retrouvant ses réflexes de chasseur du Mitwan, Seke se concentra sur un seul de ses deux adversaires à la fois. La lame double du premier, trompé par son esquive, siffla dans le vide. Le griot le saisit par le talon et tira d’un coup sec. Le soldat bascula vers l’arrière, lâcha son épée et retomba sur son compagnon.

Seke sauta par-dessus les deux hommes enchevêtrés et reprit son ascension. La lumière de plus en plus vive lui indiqua qu’il approchait du faîte de l’enceinte. Des hurlements, des glapissements dominaient par instants les bruits sourds et réguliers rappelant le clapotis des vagues dans la grotte souterraine.

Un tumulte grandissant l’avertit qu’une petite troupe dévalait les marches. Il avisa un renfoncement dans le mur à côté d’une meurtrière et s’y glissa juste avant l’irruption d’une dizaine de soldats. Ils filèrent sans lui prêter la moindre attention. Il attendit encore un moment avant de sortir de sa cachette. Un réflexe d’enfant du Tout : les skadjes du Mitwan, lorsqu’ils se mettaient en chasse, assimilaient la précipitation à un son discordant. Il y avait un temps pour l’immobilité et un temps pour l’action. Confondre l’un et l’autre révélait un être bruyant, en décalage avec les grands et les petits cycles.

Il déboucha, en haut du mur d’enceinte, sur un chemin de ronde de la même largeur que l’escalier. La brume s’était entièrement levée et Soror brillait de tous ses feux sur un fond bleu et limpide. Seke eut besoin de quelques instants pour s’accoutumer à la luminosité.

En contrebas, une horde de grands mammifères marins surexcités se démenaient dans une eau empourprée et trouble. A la surface flottaient des restes de cadavres. Dans les ruelles environnantes, les adapodes pourchassaient sans relâche les dragons éparpillés. Il ne restait plus qu’une dizaine de soldats sur le chemin de ronde, entourant deux prêcheurs de l’Ankl et, derrière eux, Löte et Marmat.

Cette fois, Seke ne ressentit aucune gêne à se présenter nu devant Löte. Elle lui adressait un sourire radieux par-dessus l’épaule du prêtre. Amaigrie, vêtue d’une robe en lambeaux, elle n’avait rien perdu de sa beauté. Une envie violente secoua Seke de saisir le visage de la princesse entre ses deux mains, de lécher les larmes qui perlaient de ses yeux aigue-marine. Les regrets viendraient après, dans un autre cycle, dans une autre vie.

Il se rapprocha avec prudence du petit groupe. L’épée tirée, les soldats n’attendaient qu’un ordre pour se ruer sur lui.

« Vous avez perdu la bataille, déclara Seke d’une voix calme.

— La guerre continue, rétorqua celui des deux prêcheurs qui portait un cercle noir sur le devant de sa robe. Les voies de l’Ankl sont parfois incompréhensibles, mais toujours justes. Vous auriez tort de vous croire débarrassés de ses serviteurs.

— Libérez vos prisonniers, et je vous garantis une reddition honorable, pour vous et tous les survivants de votre armée. »

Les rafales emportèrent le rire méprisant du prêtre, posté près d’une brèche dans la rambarde du chemin de ronde.

« Ton offre ne m’intéresse pas. Je n’ai d’autre honneur que de me dissoudre dans le silence éternel de l’Anklizz. »

Seke discerna de la nostalgie dans ses yeux sombres.

« Et mon privilège est d’emmener quelques-uns de mes semblables dans son bec tout-puissant. »

Le prêtre prit un pas d’élan et se jeta dans le vide. Son coreligionnaire et les soldats l’imitèrent, entraînant Löte et Marmat dans leur chute.